-Ouverture: EB: Les cinéphiles, je veux dire ceux qui aiment à se reconnaître sous ce vocable, ont souvent tendance à ne pas s’intéresser au cinéma contemporain, à le juger globalement médiocre. Je me demande même si cette tendance n’est pas plus marquée aujourd’hui qu’hier. D’où une autre question un rien naïve : n’y a-t-il pas une certaine schizophrénie à rendre compte d’une actualité, comme vous le faites dans Le Monde, tout en étant directeur de programmation à la Cinémathèque française ?
JFR: Pour moi c’est la même chose. Je le dis dans mon livre : programmer, c’est une façon d’écrire une histoire du cinéma en ordonnant ses goûts. Je ne vois aucune contraction là-dedans. Écrire mène à programmer ; programmer mène à écrire. C’est une façon de libérer des concepts et des idées.
Par ailleurs, la cinéphilie nostalgique ne m’intéresse pas. Je trouve même absurde de se construire la nostalgie d’une époque qu’on n’a pas vécue. Le cinéma est un art du présent. On peut considérer le présent comme décevant, mais je ne comprends pas qu’on se dise cinéphile si l’on ne s’intéresse pas au présent du cinéma. Bien sûr, je préfère un film de John Ford aux Bronzés 3, ou un film de Jean-Claude Brisseau à une série B de Sam Newfield avec des types déguisés en gorilles. Mais je n’ai pas remarqué que les jeunes cinéphiles ne s’intéressaient pas au cinéma contemporain.
EB: En tant programmateur de cinéma bis, avez-vous l’impression d’assister à un mouvement récent, qui tend à redistribuer les cartes ?
JFR: C’est une bonne question, mais qui n’est pas simple. Je considère que l’histoire du cinéma telle qu’on la connait ne bougera plus beaucoup, mais qu’il y a des mouvements tectoniques et des choses a découvrir. Tout dépend du critère. On peut considérer que le critère est le public, l’intérêt du public, mais la popularité est un mouvement très lent. Aujourd’hui ce sont les rétrospectives des grands cinéastes classiques hollywoodiens qui attirent le plus de monde. Ford, Hitchcock, Lang, Lubitsch, ne bougent pas. Certains genres, comme la comédie ou le film noir, restent aussi très populaires. Avec Philippe Garnier, nous avions monté une programmation intitulée « Perles noires », des films noirs, mais signés de cinéastes relativement inconnus, comme Norman Foster ou Felix Feist. Il y avait de très belles choses. La programmation a eu beaucoup de succès, grâce à « l’effet film noir ». Il y a aussi les monographies de cinéastes installés.
Je remarque en revanche un désamour pour certains cinéastes modernes. J’ai été déçu de la façon dont les films d’Oshima ont été accueillis, alors que c’était un cinéaste culte il y a vingt ans. La programmation n’a pas résonné comme je l’avais imaginé. Antonioni a été un grand succès. La grande salle était comble pour L’Avventura ou Blow Up. Le Mystère d’Oberwald a fait moins que La Nuit, L’Eclipse ou Le Désert rouge. Ce sont des films pour ceux qui se considèrent comme des amateurs plus que comme des cinéphiles, ceux qui se disent : « Si je m’intéresse au cinéma, je dois l’avoir vu ». C’est d’ailleurs un phénomène très intéressant. Je demande parfois aux spectateurs dans une salle : « Combien de personnes vont voir le film pour la première fois ? ». Pour Mamma Roma de Pasolini, 80% des spectateurs ont levé la main. Il faut prendre en compte cette donnée : au sein du perpétuel renouvellement du goût pour le cinéma, il y a les goûts éphémères de ceux qui, à un moment de leur vie, ont envie de voir les classiques, mais qui passent ensuite à autre chose. Ils ne sont pas dans la cinéphilie, ils ne sont pas préoccupés par la quête, qui existe aussi par ailleurs, de l’objet rare ou à anoblir.
Extrait d'un entretien avec Jean-François Rauger mené par Emmanuel Burdeau pour le Café en revue. 17/04/16.
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